PRESENTATION DE L'EDITEUR
Voici un très grand petit livre, une pure merveille, un livre qui ne dit pas ce quˇil faut faire, mais un livre qui raconte. Des récits, 22 récits qui disent la classe au quotidien, qui disent le savant bricolage du maître au travail. Bricolage, parce tout est à réinventer chaque fois dans le jaillissement de la vie et savant, parce quˇun terrible travail réflexif est toujours au fondement de ce qui apparaît comme des intuitions fulgurantes.
Après le pot de Tipp-Ex qui sˇécrase au tableau en giclant, le timide et amusé « quˇavez-vous voulu effacer ? », après la bagarre et les coups de poing en classe lˇattentionné « cˇest dur dˇêtre en 1re accueil ? », ou après les « dégage salope » et les « pousse ta graisse » de la montée en classe, lˇhabile commande aux deux plus vociférantes de « trouver et jouer cinq situations et cinq manières différentes de demander le passage » pour travailler les phrases incitatives et les registres de langue, tout ça et le reste ne sont pas que des trucs et ficelles nés de lˇexpérience. Il y a lˇexpérience, la pratique, mais il y a aussi dˇabord une éthique, une posture, un projet. Il y a ensuite un travail sociopédagogique multiple et imbriqué : la didactique du français et le socio-constructivisme, une pédagogie dite interculturelle, la pédagogie du projet et bien sûr, la pédagogie institutionnelle.
« Comment prendre tant de vie au sérieux ? » dit-elle dans le premier récit, celui dˇune rentrée des classes où il devrait être question dˇasseoir son autorité. « Jˇécoute, je regarde. Pendant ce premier moment, la qualité de ma présence aux inquiétudes, aux paroles, aux silences me semblent importante. » Ce qui fait que « ça marche », cˇest sans doute dˇabord cela, une éthique et une posture professionnelles exigeantes pour soi-même, une qualité de présence, dˇattention, dˇécoute, de respect aux personnes et à ce qui les habite, à ce qui les travaille, à leurs conditions de vie et leurs positions sociales, de filles, de filles dˇimmigrés, chômeurs, ouvriers, dˇhabitants de quartiers populaires…
Cette double posture professionnelle, lˇattention, à la fois aux personnes, à chacun et chacune – les sujets – et à leurs conditions et positions sociales – les dominations – sˇaccompagne aussi dˇun double projet professionnel, tendre confiance et militance farouche, émancipation personnelle et sociale : « (ensemble) devenir auteurs », « faire de la dignité », « mettre de la conscience fière ». Et ces récits montrent comment « faire de la dignité » avec les indignes, comme dire oui au sujet qui dit non, comment faire classe, au double sens du terme, avec les dé- ou re- classés, comment apprendre à devenir collectivement un peu plus auteur de sa vie.
Et le comment passe par les didactiques et pédagogies, mais le tout tellement imbriqué que le récit coule et que la classe avance. Il y a dˇabord une certaine organisation de la classe : les murs (lˇaffichage), les responsabilités prises par les élèves, les temps dissociés, le Conseil… une organisation rigoureuse mais jamais figée et quˇon voit se construire avec les élèves au fil des récits. Une organisation qui tient, sur laquelle les personnes sˇappuient mais qui jamais ne les écrase. Facile à dire ici, difficile à faire au quotidien de la classe et si bien illustrée dans les récits.
Il y a ensuite les rapports au savoir, la prise en compte des cultures et des histoires, ce quˇon nomme improprement pédagogie interculturelle (comme dit une élève : « On nˇest pas des couscous-djellabah »). Comment faire entre cultures de masse (rap et disco), cultures dites dˇorigine (berbère ou sicilien parlé à la maison), cultures immigrées et ouvrières et cultures scolaires et savantes ? Comment poursuivre lˇhistoire de chacun(e), comment aider les identités à se construire à travers ruptures et renforcements ? Pour maintenir des exigences scolaires fortes qui entraînent une (trans)formation personnelle tout en témoignant une reconnaissance aussi forte aux identités présentes qui seule autorise cette (trans)formation, ce livre explore des voies concrètes et passionnantes.
Il y a encore la pédagogie du projet ou lˇinscription systématique des apprentissages dans la vie, dans la vie en amont, et dans la vie en aval : partir des élèves, de leur vécu, leurs préoccupations, leurs intérêts pour aboutir à une production commune socialisée et construire, sur ce chemin, apprentissages et compétences. On ne se lasse pas de relire lˇhistoire de la bataille des toilettes (Pourquoi je fais ce que je fais, p. 47) ou de la revue pour filles (Cˇest en lisant quˇon devient liseron, p. 33) et on comprend mieux les inévitables tâtonnements mais aussi les passages obligés, les techniques et méthodes de cette pédagogie. Et on a envie dˇessayer à son tour…
Il y a enfin une certaine conception des disciplines, de leur enseignement et des apprentissages, le français, la langue comme outil de pensée et dˇexpression, et lˇétude du milieu, comme compréhaction de son histoire et de son espace de vie. Des ateliers dˇécriture à partir des insultes (!) pour participer et remporter un concours de poésies permet dˇaller du « Cˇest une école de faibles ici, cˇest pour ça quˇon raconte seulement nos histoires. » au « Heureusement quˇon nˇa pas fait que des conjugaisons à débobiner ! » Mais aussi des préoccupations dˇorthographe, de grammaire, de style, parce que cˇest important ce quˇon veut dire. Et même du méta, des questions linguistiques parce quˇon y arrive naturellement : sˇinterroger sur la vie amène à sˇinterroger sur la langue qui en parle. Et là aussi, on se prend à avoir envie dˇessayer ateliers dˇécritures et situations problèmes racontées.
Et partout en filigrane, comme intégrant le tout, la pédagogie institutionnelle. Un livre humble et ambitieux, plein de convictions, de doute et de recherches inachevées, de chemins à suivre, poursuivre et réinventer, un livre à lire pour tous les enseignants et surtout pour tous les étudiants dˇécole normale.
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