Celle ou celui qui cherche une synthèse intéressante et engagée sur la production de l'inégalité par l'école pourra assurément la trouver dans ce petit livre facile à lire et qui ne tire pas en longueur. L'analyse et l'argumentation de Nico Hirtt y sont alimentées par de nombreuses données statistiques qui n'embarrassent cependant jamais la lecture. L'auteur compare ainsi des données émanant de plusieurs pays industrialisés, dont la Belgique. Cette dernière étant très pauvre en statistiques mesurant l'inégalité des chances à l'école, particulièrement en Communauté française où il n'y a plus rien depuis la fin des années 70, Nico Hirtt s'appuie largement pour cette dernière sur l'enquête qu'il a réalisée en Hainaut avec Jean-Pierre Kerckhofs.
Dans une première partie de l'ouvrage, Le poids des chiffres, l'auteur montre combien les résultats scolaires des élèves se différencient selon l'origine sociale. Déjà présente à l'école primaire, l'inégalité va se renforcer dans le secondaire. C'est en effet à ce niveau du cursus scolaire que les mécanismes de sélection vont se déployer pleinement avec la répartition des élèves en filières hiérarchisées reflétant largement la hiérarchie sociale.
Dans une seconde partie, Pourquoi l'école divise, l'auteur brosse un historique de l'enseignement pour montrer que l'école n'a pas toujours été un appareil de sélection, encore moins de sélection sociale puisqu'antérieurement la sélection sociale s'effectuait en dehors d'elle. Ce n'est qu'à partir du début du XXème siècle qu'on assiste à une massification de l'enseignement secondaire, la sélection ne s'opérant plus à l'entrée mais à l'intérieur de l'école. Nico Hirtt se garde cependant bien de dire qu'il s'agit d'une démocratisation car cette évolution s'accompagne d'une dévalorisation sociale du diplôme, ayant pour conséquence de maintenir intacte la hiérarchie sociale. Aujourd'hui, l'évolution du système économique (dualisation et flexibilisation) entraine un retour vers des mécanismes sociaux de sélection, notamment par le développement de l'enseignement privé. Cette évolution induit aussi des comportements différenciés dans le chef des élèves : tandis que les uns surinvestissent l'enseignement, les autres, conscients de leur non-avenir sur le marché du travail, décrochent bien avant la fin de leur scolarité. In fine, pour Nico Hirtt, il n'y a aucun doute : " la sélection scolaire et, en particulier la sélection sur base de l'origine sociale n'apparaissent pas, historiquement, comme des dysfonctionnements des systèmes éducatifs, mais comme des fonctions objectives de l'école capitaliste ".
Dans une troisième partie, Les mécanismes de la reproduction, l'auteur commence par réfuter différentes thèses explicatives : celle du don selon laquelle l'hérédité, la génétique expliquerait les différences de réussite entre élèves, celle 'psychologisante' s'attachant aux carences et traumatismes liés à l'environnement psycho-affectif de l'enfant, celle 'pédagogisante' s'attachant aux pratiques des enseignants et celle du 'handicap socioculturel' selon laquelle c'est le milieu socioculturel de l'enfant qui serait déficitaire. Non ! Pour Nico Hirtt, il ne faut pas chercher ce qui différencie les enfants d'ouvriers des enfants de cadres, et surtout des enfants d'enseignants, ceux qui statistiquement réussissent le mieux à l'école. Il faut, à l'inverse, chercher ce qui différencie les enfants d'enseignants des enfants d'ouvriers. Et Nico Hirtt de parler de la capacité et du temps dont disposent les parents enseignants pour apporter une aide efficace à leurs enfants, des conditions matérielles d'existence des familles (possibilité de payer des cours particuliers en cas de difficulté scolaire, de payer des activités parascolaires…), mais aussi de la combinaison entre différents facteurs liés à la position sociale de la famille (lien entre l'usage de l'espace domestique et l'aide au travail, entre le travail des parents et la réussite scolaire des enfants…). Un autre facteur important dans la réussite scolaire, c'est la motivation. Or, le discours destiné à motiver les élèves n'est pas socialement neutre : " Le système éducatif reproduit sur le mode individualiste le triple discours institutionnel sur les fonctions de l'école : reproduction économique, sociale et idéologique. On dit en substance à l'enfant : 'étudie pour apprendre un métier' ; 'étudie pour réussir dans la vie' ; 'étudie pour être un citoyen actif dans une société démocratique'. " Ce triple discours 'parle' différemment aux jeunes selon leur origine sociale. En fonction de son vécu, le jeune se reconnaîtra ou ne se reconnaîtra pas dans ce discours que tient l'école. Autre facteur, le rapport au savoir. Si le savoir scolaire est un savoir détaché de toute objectif instrumental, cela va porter préjudice à l'enfant de milieu populaire qui ne comprendra pas le sens et l'utilité de ces savoirs, tandis que l'enfant de milieu aisé trouvera dans la relation que sa famille entretient avec le savoir intellectuel le sens que l'école néglige de donner.
Dans une quatrième partie, Des structures ségrégatives, Nico Hirtt analyse le caractère ségrégatif de l'orientation à travers la hiérarchisation des filières qui entérine non seulement les écarts entre élèves mais, qui plus est, les amplifie et sert de marquage des 'destins sociaux' : moins de maths pour ceux qui ont des difficultés en maths, orientation vers le professionnel des enfants d'ouvriers en difficulté / redoublement dans le général des enfants de la bourgeoisie en difficulté,… aboutissant à terme à la reproduction de la hiérarchie sociale sur le marché du travail. " Ce n'est pas caricaturer d'affirmer que l'école des riches, c'est l'enseignement général et l'école des pauvres, l'enseignement professionnel. ", dit Nico Hirtt. Autre facteur structurel contribuant à renforcer les phénomènes de ségrégation scolaire : le 'quasi-marché' scolaire qui entraîne une dualisation au niveau des écoles, entraînant elle-même une dualisation des résultats scolaires au point que le fait de fréquenter une école à profil social élevé ou à profil social faible aura une incidence plus importante que l'origine sociale de l'élève sur ses résultats scolaires. Cette dualisation se trouve en outre autoalimentée par le libre choix des parents (il vaudrait mieux dire 'de certains parents') et joue à plein au profit des enfants de milieux favorisés. Dernier facteur et non des moindres : l'argent. Les analyses montrent en effet que les pays qui investissent davantage dans leur enseignement obtiennent des résultats moins différenciés du point de vue de l'origine sociale des élèves. Selon les calculs de l'auteur, l'effet conjugué de ces caractéristiques structurelles de l'enseignement explique 81% des inégalités de performances scolaires entre élèves.
Enfin, dans une dernière partie, Pour une école démocratique, Nico Hirtt développe le modèle d'école qu'il défend : une école dont l'ambition devrait être " l'institution d'un citoyen hautement instruit, capable de saisir dans toute leur complexité la nature et les enjeux des grands problèmes de société qui se posent à l'humanité, capable de devenir, demain, le citoyen d'un 'autre monde', réellement démocratique et solidaire ".
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