3ième édition. Vincent Dubois pose la question du « traitement de la misère », montrant, au fil de l'ouvrage, la manière dont les agents d'accueil sont souvent amenés à s'engager : la vie au guichet est surtout une gestion des tensions et une gestion d'une population précarisée. Pour y arriver, les guichetiers adaptent leurs comportements, non pas pour simplement « faire avec » la population qu'ils rencontrent, mais plutôt pour parvenir à concilier leur propre carrière professionnelle et leur propre rôle social (leur individualité et leur morale).
Dans la première partie de l'ouvrage (“Les conditions sociales de la relation administrative”), l'auteur va chercher à expliquer les processus du traitement et de l'identification bureaucratique des individus, l' “acculturation” et les mécanismes socialement différenciés d'intériorisation des identités bureaucratiques. Ses propos sont ponctués d'observations directes, retraçant les interactions au guichet. Il nous décrit la pression vécue par les guichetiers, le public hétérogène auquel ceux-ci doivent faire face, ainsi que ce qu'il appelle les “carrières” de l'usager au sein de l'institution.
Dubois analyse ensuite l'organisation du face-à-face, où les tensions se focalisent et, parfois, explosent. En passant par une analyse fine du découpage de l'espace (espaces séparés, séparation guichet/salle d'attente…), il nous livre les modes de gestion de l'espace, qui peuvent être lus comme des stratégies d'évitement du conflit.
Pour clôturer cette première partie, l'analyse nous ouvre sur les relations asymétriques entre guichetier et usagers. Le statut d'“organisme payeur” des CAF fait des usagers des “clients”, au sens d' “obligés”. Le guichetier est alors placé dans une position dominante, apparente ou réelle. L'auteur nous livre alors l'analyse des (en)jeux de domination, mais aussi de “démonstration de soi” dont doit faire preuve l'usager.
Dans la deuxième partie de l'ouvrage (“Les deux corps du guichetier”), Vincent Dubois nous parle de la double face des guichetiers. Entre réincarnation de l'État et individus concrets, le guichetier peut se trouver en tension, en situation de stress, face aux situations auxquelles il est confronté. Cependant, « cette double face constitue aussi une ressource importante qui permet aux guichetiers de conserver le contrôle de la situation et d'obtenir “en douceur” l'assentiment des visiteurs » (p.81). En fait, le guichetier est dans une situation de “flou”, face à laquelle il met en place des “dispositions” pour se valoriser, tenir son rôle, ou maitriser les relations, alors que les souffrances auxquelles il est confronté sont souvent douloureuses. Le guichetier oscille entre une “partition”, mobilisant tantôt identité individuelle, tantôt identité bureaucratique.
Enfin, dans la troisième partie (“L'ordre institutionnel en question”), Vincent Dubois montre que « les agents employés par une institution et ceux qui ont affaire à elles disposent en effet toujours de marges de manœuvre, et peuvent y déployer des pratiques et en faire des usages qui limitent son emprise – voire même la transforment » (p.145). L'institution a ses limites, à travers ses failles notamment (dysfonctionnements, arbitrages ou injustices), mais aussi à travers les attitudes et pratiques des visiteurs. Ceux-ci peuvent jouer de tactiques qui vont de la docilité au silence, de la distance ou de la défiance au défi. Le bon ordre des guichets peut donc se voir perturbé, transformé, par les pratiques des usagers. Ces pratiques peuvent aller jusqu'à la violence et entrer dans une réelle détérioration des échanges.
Cette nouvelle édition entend notamment faire le point sur les évolutions de ces dix dernières années. Pour l'auteur, « replacer les observations présentées ici dans les évolutions intervenues depuis leur collecte implique […] d'aborder, de manière inévitablement très rapide ici, les orientations des politiques dont les populations accueillies au guichet sont la cible » (p.XVI). Il s'agit de « saisir les incidences d'un ensemble d'évolutions récemment intervenues dans le traitement public de la pauvreté en France sur le rapport que les allocataires entretiennent avec les organismes et dispositifs d'aide sociale » (p.XVII). Aujourd'hui, il faut « savoir mettre en scène sa misère » (p.XVII). Selon Vincent Dubois « de plus en plus, des critères de fait (soumis à appréciation) priment sur les critères de droit (liés à un statut) » (p.XVII).
L'intérêt de l'ouvrage tient au fait que l'auteur parvient à dépasser l'analyse d'un univers qui serait micro-locale (la Caisse d'Allocations Familiales) pour ouvrir à une vision plus globale des rapports sociaux et de l'action publique. L'auteur analyse les guichets des CAF comme lieux d'exposition de la souffrance sociale. Face à ces souffrances, les agents doivent s'accommoder. Ce constat dévoile d'ailleurs les limites des approches globales des politiques sociales en France.
[D'après : Anaïs Van Sull, « DUBOIS Vincent, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère », Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 42-2 | 2011, mis en ligne le 18 juillet 2012, consulté le 13 mai 2016. URL : http://rsa.revues.org/748]
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